CHAPITRE VI
Hart s'éveilla en sursaut avec le sentiment que quelque chose était allé de travers. Puis il réalisa que son état de désorientation était normal : il avait passé une partie de la nuit à boire et à jouer avec Dar et trois autres seigneurs solindiens.
Une telle conduite ne lui aurait pas été autorisée à Homana-Mujhar, d'autant plus que la fête était donnée en son honneur. Mais ici, personne n'aurait osé lui faire de remarque. A part Tarron. Voilà pourquoi il s'était éclipsé discrètement de la salle d'apparat. Avide de jouer. Il ne s'était pas soucié des conséquences.
Soudain, tout lui revint à la mémoire.
Le pari avec Dar, au sujet d'Ilsa.
Jurant, il roula sur le ventre et enfouit son visage dans l'oreiller.
Par les dieux... Qu'ai-je fait ? J'ai abandonné ma liberté pour un pari !
Vraiment ?
Hart gémit et enfonça les doigts dans la soie de ses draps.
Le pari avec Dar : lequel de nous deux gagnerait la main d'Ilsa ?... Comment ai-je pu être aussi stupide ?
La réponse est aisée, dit Rael, d'un ton froid. Quand le besoin de jouer te prend, tu n’es plus un homme, ni un guerrier, ni un prince. Tu ressembles à un chien flairant une chienne en chaleur...
— Charmante description, dit Hart sans humour.
De plus, comment peux-tu prétendre avoir perdu ta liberté ? Pour cela, il te faudrait obtenir la main de la jeune femme. Rien ne m'indique que tu en aies la possibilité.
Hart fronça les sourcils, blessé par ce commentaire peu flatteur.
— Rien ?
Rien.
La voix mentale de Rael était déterminée. Pour une fois, il n'offrait pas à son lir irresponsable le réconfort futile qu'il cherchait, mais la vérité toute nue.
Dis-moi ce que tu penses pouvoir lui offrir, demanda Rael.
— Un titre. Une situation sociale améliorée. Plus de respect dans le royaume. Le pouvoir. Pas autant que j'en ai, mais...
Quel pouvoir as-tu ?
— Je suis le prince de Solinde, dit Hart avec un sourire victorieux.
Qui passe son temps à boire et à parier sur des chimères. Réalises-tu qu’elle peut avoir tout ce que tu dis si tu rentres à Homana ou si tu es assassiné ?
Le sourire de Hart quitta ses lèvres. Il eut l'impression qu'un des chevaux de Brennan lui avait flanqué un coup de pied dans le ventre.
— Rael...
Réfléchis. Pour une fois. Regarde-toi comme les autres te voient. Comme la dame te voit. Et ose me répéter que tu as perdu ta liberté.
Hart retourna au lit d'un pas mal assuré. Il n'avait jamais aimé écouter quiconque critiquer ses habitudes, mais il avait la capacité enviable d'oublier les remarques désagréables aussitôt qu'elles étaient faites, car personne ne restait très longtemps en colère contre lui. Il n'était pas un mauvais homme, ni un mauvais frère ni un mauvais guerrier...
— Mais je suis un mauvais prince.
Rael ne répondit pas. Hart ferma les yeux et appuya le front contre le support de bois de son lit à baldaquin, regrettant le vin qu'il avait ingurgité la nuit précédente. Il déplorait aussi sa capacité à négliger tant de choses pour se concentrer sur la poursuite de son plaisir.
— Elle ne voudra pas de moi, dit-il au bout d'un moment.
Non.
— Et si elle choisit Dar, comme cela semble probable, j'aurai perdu mon pari, et je serai expulsé de Solinde.
Comme tu as été expulsé d'Homana.
Il lui sembla que les serres de Rael se plantaient dans sa chair.
— Si je rentre à la maison en ayant perdu Solinde pour quelque chose d'aussi stupide qu'un pari...
Si tu perds Solinde, tu altéreras la Prophétie.
Hart leva la tête.
— Non. Je ne te laisserai pas me charger de cette responsabilité.
Et si c'est vrai ?
— Je suis le deuxième fils, pour qui aucun mariage n'a été prévu. Peu importe qui j'épouse, ou combien d'enfants j'engendre. Que Brennan se charge de cette obligation. Je n'ai pas besoin de m'en soucier.
Le vin t'a obscurci l'esprit, dit Rael sur son ton patient habituel. Effectivement, peu importe que tu épouses une Solindienne ; mais il est vital que tu gardes Solinde. La Prophétie parle de quatre royaumes, pas de trois. Si tu perds Solinde maintenant, nous ne la récupérerons jamais... Et les Ihlinis auront remporté la victoire.
— Si seulement je n'avais pas fait ce pari... Il n'y aurait aucun risque.
N'est-ce pas précisément la raison de parier ?
— Oui, c'est vrai... Mais là, les enjeux sont trop élevés... Dieux, Rael, j'ai fait le pari ultime, et je ne parviens pas à y prendre plaisir !
Que regrettes-tu le plus ? demanda doucement Rael.
D'avoir perdu un royaume, ou de ne pas pouvoir jouir du pari ?
Hart ne répondit pas tout de suite. Pour la première fois, il s'avoua à lui-même que son amour immodéré du jeu avait provoqué la mort de nombreuses personnes dans le Midden. Ces gens n'avaient pas mérité de mourir à cause de son irresponsabilité.
— Vingt-huit vies perdues..., murmura-t-il. Brennan, où es-tu quand j'ai besoin de toi pour me dire ce que je dois faire ?
Hart prit la première décision raisonnée de sa vie. Il s'habilla et alla voir celle qui était l'objet du pari.
Il fut aussitôt reçu dans la maison d'Ilsa ; le serviteur l'amena dans un petit jardin clos. Quand il vit la jeune femme, il n'eut pas le courage de lui parler du pari, sachant trop bien ce qu'elle en penserait.
Il sourit et fit appel au charme qu'il avait utilisé si souvent auprès des femmes.
La nuit précédente, elle était éblouissante dans sa robe pourpre rehaussée d'or et de rubis. Ce matin, elle était toujours aussi belle dans ses jupes de laine et sa tunique couleur ambre, sans autre ornement qu'une ceinture de cuir souple. Elle portait des bottes au lieu de chaussons élégants ; sa chevelure d'un blond presque blanc était attachée avec une cordelette de cuir.
— Venez chevaucher avec moi, dit-il.
— Sur quoi ? Vous avez perdu votre cheval au jeu.
— Oui, admit-il en lui prenant la main. Je voulais obliger Dar à accepter un pari qui me permettrait de regagner le Troisième Sceau. Ma foi, ça a marché !
— A ce détail près que vous avez perdu votre monture.
— Perdre est toujours un risque, Ilsa. Même maintenant. Le palais ne manque pas de chevaux, même si aucun n'est aussi beau que le vôtre. J'en ai un autre. Venez, ma dame. Vous connaîtrez ainsi encore un peu de liberté.
— Nous n'avons rien à nous dire.
— Si, ma dame ! Venez avec moi, Ilsa, je vous en prie.
Il lui caressa l’avant-bras.
Elle chassa sa main.
— Je vais ordonner qu'on selle un cheval pour moi. Attendez-moi, mon seigneur.
Quand elle revint, il vit qu'elle avait seulement passé un pourpoint de cuir sur ses vêtements. Il la suivit hors de sa demeure.
— Vous n'avez pas besoin d'emmener de gardes. Mon lir et moi suffiront à vous protéger de la plupart des dangers.
— Ah bon ? Je pense que si on vous met au défi, vous êtes capable de me désigner comme enjeu !
O dieux, elle sait ! Tout ça n’est qu’une comédie.
Mais Ilsa ne montra aucun autre signe d'être informée du pari. Elle monta en selle, puis l'attendit calmement.
Le matin était frais ; les bras nus de Hart étaient froids. Des vêtements solindiens auraient été plus confortables, mais Hart se sentait mieux dans ses cuirs cheysulis.
Comment puis-je lui expliquer ?
Rael ne répondit pas. Silencieusement, Hart escorta Ilsa hors de Lestra, dans la campagne environnante.
Ilsa était une cavalière accomplie, comme il avait pu s'en apercevoir lors de sa fuite dans la forêt. Ils galopèrent, perdus dans le plaisir du moment. Puis ils firent ralentir leurs montures.
— Est-ce votre faucon ? demanda-t-elle en montrant un point dans le ciel.
— Oui. Il s'appelle Rael. Il garde ses distances aujourd'hui, car ce qui se passe entre nous est une affaire d'hommes et de femmes. Nous n'avons pas besoin du lir.
— Il comprend ce genre de chose ? dit-elle, surprise.
Hart éclata de rire.
— Croyez-vous qu'il soit un simple animal ? Non. Rael est une extension de moi-même, bien qu'il ait sa propre conscience. Nous sommes liés. Nous nous parlons mentalement.
— Aime-t-il le jeu autant que vous ?
Le ton de la jeune femme vibrait de mépris.
— Non. Rael me suggère de me tourner vers des choses plus importantes, comme apprendre à gouverner.
— Dans ce cas, il est plus sage que vous !
— Les lirs le sont toujours. Ne connaissez-vous rien à leur sujet ?
— Peu. Je sais que ce sont des animaux magiques, qui permettent aux Cheysulis de prendre une autre forme que la leur. Pouvez-vous réellement devenir un faucon ?
— Oui.
Hart fronça les sourcils. A Homana, les Cheysulis n'étaient plus l'ennemi depuis longtemps. Personne n'avait besoin d'explications.
— La première fois, c'est un peu effrayant. Mais c'est si passionnant que la peur recule vite devant la nouveauté de l'expérience, le besoin qu'elle assouvit.
— Que ressentez-vous quand vous êtes un faucon ?
— La liberté. Je ne suis plus lié à la terre, je n'ai plus besoin de rien, sinon de moi-même. Je deviens l'être le plus libre du monde. Mais je garde ma conscience humaine. Je suis toujours Hart.
— Est-ce dangereux ? demanda-t-elle.
— C'est une question d'équilibre. Un Cheysuli sous forme-lir est entre les deux mondes ; il lui est possible de se perdre dans sa forme animale, mais cela arrive rarement. On nous apprend à préserver cet équilibre. C'est pour ça que la métamorphose est plus difficile dans des conditions extrêmes. La douleur ou la colère peuvent pousser un guerrier à se perdre lui-même. La métamorphose demande de la concentration, et le sens de la responsabilité. Un guerrier sous sa forme-lir court toujours le risque de devenir autre chose que lui-même.
— Vous êtes familier du risque, n'est-ce pas ? Je connais Dar depuis l'enfance. Sa famille sert la mienne depuis des centaines d'années. J'ai reconnu la compulsion de jouer en lui comme en vous ; mais je pense que vous êtes pire. Lui, il aime jouer. Vous, vous en avez besoin.
— C'est vrai. Depuis toujours, j'ai été comme ça.
— Ainsi, vous brisez l'équilibre et vous dépassez les limites. Je vous propose un défi, mon seigneur. ( Ilsa fit un pâle sourire. ) Débarrassez-vous de votre habitude. Essayez de devenir un prince. Le sort de Solinde est entre vos mains ; faites attention, mon seigneur, ou vous la perdrez.
— Non, il n'est plus entre mes mains, dit Hart. Dar et moi avons fait un pari qui mettra fin à cette controverse. Un de nous sera vainqueur, l'autre vaincu... Solinde et vous êtes au cœur de tout cela.
Ilsa se figea sur sa selle.
— Qu'avez-vous fait ? Répondez !
Hart hésita, mal à l'aise.
— J'étais venu pour tout vous dire. Puis j'ai reculé, parce que je voulais passer un peu de temps avec vous. Mais ce n'est pas plus facile maintenant...
— Hart !
— Vous devrez vous marier bientôt, pour le bien de Solinde. Je ne suis pas ignorant des alliances politiques. Si vous épousez Dar, il y aura un jour une rébellion, il me l'a assuré. Si vous choisissez un autre noble solindien, le risque de soulèvement existera toujours. Si vous m'épousez, moi...
Ilsa l'interrompit.
— Pourquoi vous épouserais-je, mon seigneur parieur ? Vous n'avez rien à m'offrir. Ni à Solinde, à part votre irrévérence et votre irresponsabilité.
— Le pari est le suivant. Si vous m'épousez, Dar me rendra le Troisième Sceau, et renoncera à la vie. Si vous épousez Dar, je rentrerai à Homana et Solinde restera solindienne.
— Avec un régent homanan ! Dar a parié sur sa vie ?
— Oui, ma dame. De son proche chef. Je lui ai dit que je n'en voulais pas. Mais il ne m'a pas laissé le choix. S'il gagne et que je rentre à Homana en ayant perdu Solinde, j'aurai détruit la Prophétie.
— Mais si vous gagnez, il aura perdu la vie ! Je crois que cela est plus important qu'une prophétie cheysulie...
— Une vie n'est pas grand-chose comparée au sort d'une race. Je sers la Prophétie, Ilsa, malgré mon comportement dévoyé. Je suis fier d'être cheysuli.
— Ainsi, vous me laissez choisir, moi, dit-elle amèrement. Vous livrez l'avenir de Solinde à un pari et au choix d'une femme. Est-ce Dar qui vous a proposé cet enjeu ?
— Oui.
— Vous êtes un imbécile, mon seigneur prince des joueurs. Dar me connaît trop bien. Je devrais vous épouser, ne serait-ce que pour le remettre à sa place. Mais cela lui coûterait la vie. Je ne le supporterais pas.
— Epousez un autre Solindien, dit doucement Hart.
— Qui ? Il n'y a personne d'autre. Sans un bon chef, quel bien cela nous vaudrait-il ? Dar pourrait faire ce qui est nécessaire, et le faire bien. Et si je vous épouse pour sauver mon pays de la guerre, Dar perdra la vie. C'est un prix que je refuse de payer.
— Alors, ne vous mariez pas.
— On m'y forcera. Ils ne l'ont pas encore fait, parce qu'ils me respectent et honorent mon héritage. Mais je dois choisir quelqu'un.
— Ilsa...
Elle tira sur les rênes et fit pivoter la jument en direction de Lestra.
— Pardonnez-moi, mon seigneur, mais je n'ai pas envie de votre compagnie.
Il fut obligé de la laisser partir.